Le Burlesque Muet

I. Histoire

A. Définition

Le cinéma burlesque est un cinéma comique dans lequel l’effet immédiat l’emporte sur la portée psychologique ou morale de l’œuvre pour lequel le gag, le développement d’une idée comique prévaut sur l’anecdote et sur la progression dramatique du film. Le terme burlesque vient de l’italien burla (« plaisanterie »). Apparu en France au XVIIe siècle pour nommer le genre littéraire qui consiste à parodier des œuvres célèbres, des sujets nobles et de l’épopée. L’expression « film burlesque » apparaît dans les années 1920, la presse, les maisons de production et les cinéastes opèrent une distinction entre les « scènes comiques » et les « comédies ». Les premières s’inspirant du spectacle, cirque, pantomime et de la caricature, les secondes se référant plus ou moins au théâtre.

L'arroseur arrosé
L’arroseur arrosé est l’archétype des films burlesques

Le film burlesque appartient à la grande famille du cinéma comique qui se donne pour fin de divertir le public en utilisant les armes du rire ou du sourire. Le burlesque se nourrit d’effets comiques inattendus et fulgurants, les gags, qui insérés dans le récit, créent un univers dominé par l’absurde, le non-sens et l’irrationnel. Contrairement à la comédie qui joue avant tout sur les allusions ou quiproquos d’une situation réaliste, le burlesque, lui, se construit sur la succession d’événements rocambolesques, insistant sur l’outrance et la crudité des gags. Fondamentalement destructeur, ce genre parodique ne respecte rien, et c’est à travers ce chaos comique et insensé qu’il cherche à provoquer l’éclat de rire plutôt que le sourire du spectateur.

B. Origine : le burlesque français

Mack Sennett l’a reconnu lui-même dans ses mémoires, ce sont les Français Durand, Feuillade, Bosetti, Rigadin, Fabre puis Max Linder qui ont inventé le cinéma burlesque. Le premier film de fiction du cinématographe fut aussi un film comique : L’arroseur arrosé ( 1895 ), des frères Lumière, est l’archétype des films burlesques. Le cinéma français, à ses débuts, privilégia tour à tour deux formules comiques : entre 1905 et 1909, les courses poursuites qui nous font rire aux éclats : La Course aux sergents de ville de Ferdinand Zecca en 1907, La Course aux belles-mères de Louis Feuillade en 1907. entre 1906 et 1917, la série organisée autour d’un personnage typé dont le nom figure toujours dans le titre et qui conserve sa personnalité en traversant des fictions diverses sans aucun lien de continuité. On vit naître Boireau, Rigardin, Max, Roméo, Calino, Zigoto et Onésime.

Sept ans de malheur
Sept ans de malheur de Max Linder

Dans L’agent a le bras long de Bosetti, un sergent peut allonger son bras suffisamment pour empoigner un délinquant. Chez Jean Durand, Onésime, horloger, commet l’imprudence de détraquer l’horloge du temps, tout s’accélère et les personnages vieillissent à grande vitesse sous nos yeux. Max Linder, premier grand maître du cinéma comique, se situe entre la comédie et le burlesque et se révèle, comme Charles Chaplin, difficilement classable. Il sort le burlesque français de son côté mécanique en y introduisant, à travers son personnage de sympathique dandy, davantage de psychologie. A ses débuts, les gags relèvent encore du trucage, Max, asthmatique, est soumis à un traitement de cheval au point qu’il lui suffit de souffler sur un mur pour qu’il s’écroule. Pourtant c’est aux États-Unis qu’il va donner ses chefs-d’œuvre avec L’Étroit mousquetaire où il parodie le roman d’Alexandre Dumas, et avec Sept ans de malheur, où se trouve un gag souvent repris : le valet de chambre de Max a cassé un grand miroir et demande au cuisinier de mimer les gestes de Max en train de se raser pour qu’il ne se rende pas compte de l’absence du miroir.

C. L’Essor américain

Si Linder a pris la route d’Hollywood, c’est parce que le burlesque est en train de s’y épanouir alors qu’il sombre en France. Avec l’entrée en guerre des pays européen, le centre de gravité du cinéma se déplaça définitivement de Paris à Hollywood où le burlesque connut sa grande époque au temps du muet. Mack Sennett donna au genre ses lettres de noblesse. Le roi de la slapstick comedy porta à la perfection la pratique du gag. L’âge d’or du burlesque va s’incarner au cours des années 1920 et 1930 dans l’œuvre « personnelle » de grands créateurs, mais aussi dans la prolifération des séries de courts métrages basées sur une ou plusieurs figures comiques. Mack Sennett fut l’inventeur des hordes de flics ( Keystone Cops ). Il découvrit plusieurs comiques importants : Roscoe « Fatty » Arbuckle, Harry Langdon, Mabel Normand, AL St. John, Ford Sterling, Mack Swain, Ben Turpin et surtout Charles Chaplin, créateur et interprète du plus célèbre personnage comique de l’histoire du cinéma, Charlot. Deux autres personnalités triomphèrent dans le burlesque : Buster Keaton, poète et mécanicien du gag, dont le personnage d’  « homme qui ne rit jamais » déployait une formidable et vivifiante énergie pour affronter un univers hostile, et Harry Langdon, moins connu, au visage lunaire qui élabora un style lent et rêveur, à l’opposé de Mck Sennett. A côté de ces maîtres, il faut citer Harold Llod qui développa une impeccable mécanique comique desservie par un personnage falot et Stan Laurel et Olivier Hardy.

Mack Sennett
Mack Sennett

L’arrivée du parlant mit un terme au burlesque, la parole ne pouvant rien apporter à ces artistes du silence.

II. Description

A. Caractéristiques

Le burlesque au cinéma doit beaucoup aux premiers artistes et aux artisans qui, venus de la scène, ont fourni la matière comique et ont adopté leur savoir-faire rire à la caméra. La création burlesque au cinéma passe par un réseau complexe et souvent invisible d’influences qui relie entre eux tous les comédiens, réalisateurs, scénaristes, producteurs et techniciens au delà du style qui leur est propre, du studio, du pays, de l’époque où ils exercent une « création collectivise ». André Bazin dit que dans le burlesque « l’action » n’a « plus besoin d’intrigues, d’incidences, de rebondissements, de quiproquos et de coups de théâtre », elle se déroule implacablement jusqu’à se détruire elle-même. L’action prime sur la situation, le personnage s’impose par ses actes et non son caractère. Le burlesque rejoint la tradition de la farce et de la comedia dell’arte. A ses origines, le film burlesque s’adressait au public modeste des classes laborieuses. Ses provocations sacrilèges empruntaient les allures d’un rituel de transgression. Les tabous étaient allégrement bafoués, les valeurs sociales et leurs représentants ridiculisés. Mais cette célébration jubilatoire du délire, de la destruction et du chaos ne présentait aucun danger pour l’ordre étable : elle offrait une fonction compensatrice et ne jouait pas sur le terrain de la « réalité vraie ». Le cinéma a donc créé un comique spécifique. Il doit avouer sa dette envers l’art du spectacle : l’art du clown, de l’acrobate, du jongleur et de l’illusionniste. Les premiers comiques français, André Deed ( Boireau ), Ernest Bourbon ( Onésime ) et Max Linder ( Max ), viennent du café-concert ou du théâtre de variétés. Chacun d’entre eux doit imaginer et typer un personnage qui se substitue dès lors à sa propre personnalité. A travers une myriade d’aventures, il demeure immuable. La comédie traditionnelle doit se soumettre à une progression dramatique. Elle ne peut exclure un déroulement temporel rigoureux. Au contraire, le personnage burlesque jouit d’une liberté catastrophique. De gag en gag, d’instant en instant, le personnage burlesque éprouve la grandeur et les vicissitudes, toutes les illusions et la réalité même de son libre arbitre. La tradition agressive du film burlesque qui était celle de Jean Durand, de Mack Sennett et de Laurel et Hardy, fut poursuivie par les Marx Brothers et W. C. Fields. Cependant, d’autres façons d’envisager le genre apparurent au fil de l’histoire : la tradition mélodramatique chère au Chaplin des années 1920 et 1930, la tradition mécanicienne illustrée par Buster Keaton et Harold Lloyd qui attachaient tous leur soins à la pure beauté du gag, la tradition parodique, enfin la tradition poétique cultivée par Harry Langdon.

Le Railway de la mort
Le Railway de la mort ( Jean Durand )

Il existe un paradoxe à propos de la production des films burlesques, les auteurs insistent à la fois sur la très longue et minutieuse préparation de leurs tournages et sur la part d’improvisation sur lequel sont basés leurs films. L’improvisation ne consiste pas en trouvaille de dernière minute mais est un temps de travail nécessaire où l’acteur, avec son équipe, ajuste son jeu en fonction de l’effet précis qu’il désire obtenir. Une improvisation pour que rien ne soit laissé au hasard. Keaton disait «  je ne crois pas qu’on puisse improviser de but en blanc. Il faut avoir une base de départ, et alors c’est merveilleux d’être élastique, mais à condition de savoir où l’on veut arriver.

B. Le Gag

Jean-Pierre Coursadon définit le gag comme « créer une surprise en trompant une attente », Dominique Noguez comme « la rupture, subite et provisoire, de l’ordre tranquille des choses », François Bordat comme « le plus long chemin pour aller d’un point d’un autre ». Le gag opère toujours une sorte de détournement, de subversion de la logique narrative. Il est l’instrument privilégié qui ouvre « l’univers parrallèle » du burlesque à « toutes les virtualités du possible », y compris et surtout les plus étrangers et les plus imprévus., Buster Keaton disait qu’il n’y a rien de pire qu’un gag déplacé. Cela peut flanquer une scène entière par terre, même si le gag en lui même est drôle ». A propos de The Navigator « une fois les spectateurs empoignés par les actes du héros, il refusait tout ce qui pouvait le dévier de sa trajectoir, quelque fut la qualité du gag proposé.

Le Mécano de la Général
Le Mécano de la Général ( Buster Keaton )

Le gag s’intègre à la narration, ils doivent suivre le déroulement de l’intrigue au nom d’une certaine vérité ou d’un enchainement « naturel » dans une situation donnée. Etaix déclare avoir pris Keaton pour modèle parce qu’il constate que chacun de ses gags n’était pas une digression mais faisait avancer l’histoire, il pensait qu’il s’agissait là de l’une des règles d’or du comique : Construire un scénario uniquement à partir de gags. Il faut bien sur avoir un argument de départ, mais l’argument le plus basique peut être générateur d’idées riches. Harold Lloy insiste sur « les gags naturels » opposés aux « péripéties lancées seulement par le rire ». Chaplin souligne l’importance de l’intrigue « les meilleurs trouvailles de l’histoire, les plus drôles » venant de « l’exagération d’une situation réelle où s’est trouvé [son] modèle ». Les nombreux films dans lesquels évoluent les emblèmes du burlesque sont généralement fondés sur une idée unique à partir de laquelle, gagmen, réalisateur et comédiens improvisent une succession de péripéties qui déclenche invariablement un cataclysme visuel volontairement absurde. Les effets comiques les plus appréciés sont les batailles de tarte à la crème ainsi que les poursuites ininterrompues. Indifférents aux panneaux de signalisation comme aux passants. Ce chaos joyeux provoque inévitablement des collisions, des chutes, des catastrophes en chaîne, essence même du burlesque. Certaines formes du gag répondent à la figure de rhétorique de la syllepse, un mot est employé à la fois au sens propre et au sens figuré.

The KidThe Kid ( Charles Chaplin )

Chaplin utilise des objets dans deux sens à la fois. Dans The Kid, une couverture trouée sera aussi une djellaba, une cafetière fera office de biberon. Il détourne les objets afin qu’ils lui rendent le service dont il a besoin. Beaucoup de gestes de Chaplin sont aberrants parce que son goût de l’action le conduit à court-circuiter plusieurs situations ou à faire en sorte que « deux séries de causes et d’effets qui paraissent ne devoir jamais se rencontrer se télescopent. Quand il veut ranger son melon, il trouve toujours, quelque soit l’endroit où il se trouve, l’endroit le plus sûr qui est aussi le plus déplacé : le four d’une cuisine ( The Rink ). Un cendrier est tour à tour le verre d’une convive, le chapeau qu’on a ôté pour le saluer, un piano à queue qu’il ouvre pour y déposer nonchalamment les cendres de son cigare. A l’instar de Chaplin, Keaton détourne aussi les objets, ainsi il utilisera sa cravate pour se faire une fausse moustache pour passer inaperçu ou utilisera un clou comme porte manteau.

III. Les Personnalités du Burlesque

Grand découvreur de talents, Mack Sennett n’eut qu’à puiser dans ce vivier du théâtre, de la scène, du music-hall. Les acteurs qui quittaient les planches pour rejoindre Hollywood étaient rompus à toutes les disciplines du spectacle. Buster Keaton étant un acrobate, Harold Lloyd connaissait la scène depuis l’âge de douze ans, W.C. Fields jonglait au théâtre, Charles Chaplin portait déjà une petite moustache et de grandes chaussures sur scène. De nombreuses personnalités émergèrent du bataillon des clowns. A Mack Sennett se substituèrent Charles Chaplin, Buster Keaton, Harry Langdon, Harold Lloyd, Laurel et Hardy. Leurs personnages sont fixés avec la dernière précision. Le trait physique, le costume, l’accessoire, un certain mode de réaction en face du monde ont désormais valeur de signes.

Monte Là-dessus !
Monte Là-dessus ! ( Harold Lloyd )

Max Linder, le premier à avoir fait exister par le geste un personnage au cinéma, était surnommé le « prétendant » par Kral car il est souvent présenté comme aspirant à quelque chose, quelqu’un. Roscoe « Fatty » Arbuckle, gras, malsain, visage androgyne et gestes brutaux, introduit la cruauté dans le rire. Larry Semon transposa la bande dessinée dans le burlesque, créant un univers échappant aux lois de l’attraction. Al Saint John a laissé le souvenir d’un extraordinaire fumnambule.

Fatty Arbuckle
Fatty Arbuckle

L’élan vitale, la « fièvre d’exister », la spontanéité de Charlot qui semble renaître et se réinventer à chaque instant, à chaque nouveau geste. Le sourire niais de Stan Laurel et le rictus vaniteux d’Olivier Hardy. La vision révolutionnaire et la capacité d’invention de Charles Chaplin. Les déplacements continus, de Buster Keaton, d’un point à l’autre, il n’occupe pas l’instant, il traverse l’espace. Les chutes de Buster Keaton. L’impassibilité agissante de Keaton, infatigable appliqué, concentré, fonctionnel cherchant l’efficacité. L’impression de ne pas réaliser ce qui se passe autour de lui de Harry Langdon. L’impuissance et les absences de Harry Langdon. Tous, auront marqué le cinéma.

Laurel et Hardy
Laurel et Hardy

TitCalimero

Source :
*Dictionnaire amoureux du cinéma de Jean Tulard, édition Plan 2009
*Genres et mouvements au cinéma de Vincent Pinel, édition Larousse 2006
*Le cinéma burlesque ou la subversion par le geste de Emmanuel Dreux, édition L’Harmattan 2007
*Citecinema
*Cinemanageria