Le Cinéma Expressionniste Allemand

I. Définition de l’Expressionnisme

L’expressionnisme est apparu en 1905 avec la création du groupe Die Brucke à Dresde et s’est propagé aux différents arts tels que la peinture, le théâtre, le roman, la poésie, l’architecture, la musique … Le nouveau mouvement est à l’opposé de l’impressionnisme.

Gravure de Enrich Heckel
Gravure de Enrich Heckel

On peut proposer plusieurs définitions : Herwald Walden définit l’expressionnisme ainsi : « Un art qui donne forme à une expérience vécue au plus profond de soi-même ». « L’imitation ne peut jamais être de l’art. Ce que peint le peintre, c’est ce qu’il regarde en ses sens les plus intimes, l’expression de son être : ce que l’extérieur imprime en lui, il l’exprime de l’intérieur. Il porte ses visions, ses vues intérieures, et il est porté par elles. » Il ajoute « l’expressionnisme n’est pas un style ou un mouvement, c’est une weltanshavung ( perception du monde ) ». Rudolf Kurtz donne une autre définition : « L’expressionnisme n’est pas un genre artistique mais l’expression d’une crise mondiale ». Jean-Michel Palmer parle d’un « cri de révolte ». Comme c’est le cas pour d’autres courants, on utilise la formule expressionnisme à tout va, oubliant le style auquel il se rapporte, ou le phénomène historique qu’il évoque. On peut, pour le cinéma donner cette définition : « une école ou un groupe de films, réalisés dans les cinq années suivant la fin de la Première Guerre mondiale en Allemagne, dont les influences et les ramifications sont d’ailleurs inépuisables. » Herbert Jhering dans sa critique du Cabinet du Docteur Caligari constate que « expressionnisme et cinéma s’appelaient l’un l’autre ». Ajoutant : « Tout l’art moderne allemand qu’on appelle depuis dix ans expressionnisme était prédestiné à emboiter le pas au film, car son essence même était l’évolution de l’action, l’abandon de la phrase : c’est ainsi que les pièces de théÂtre des poètes expressionnistes réduisent au minimum les paroles des personnages, ne leur font dire ( en mots hachés et découpés ) que le strict nécessaire, mais, par contre, concentrent tout l’intérêt du drame dans l’action des figures. Alors : de là au film; il n’y avait qu’un pas inévitable ». Jacques Dumont dira que « le terme « expressionnisme » a été forgé par le critique et historien d’art pour qualifier un ensemble d’œuvres picturales, notamment des Fauves ( Dufy, Braque, Marquet ) exposées à Berlin et pour les opposer à l’Impressionnisme. Le mot eut du succès et se vit ensuite appliquer, avec des significations extrêmement variables, à la poésie ( avant 1914 ), au théÂtre ( après la guerre ), au cinéma ». Michel Marie donne cette définition : « Le courant expressionniste au sens strict ne regroupe que très peu de films allemands muets. Il doit sans doute son importance dans les histoires du cinéma qu’à ce que provoque Le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene, dans lequel trois peintres cherchèrent consciemment à créer des décors expressionnistes.

Autoportrait avec la mort de Max Pechstein
Autoportrait avec la mort de Max Pechstein

Les diverses définitions que l’on a données de l’expressionnisme cinématographique qui s’inspirent des définitions picturales et théâtrales, sont généralement assez arbitraires, mais elles reviennent toutes sur quelques éléments : -Traitement de l’image comme gravure -Décors très graphiques où prédominent les obliques -Jeu de biais des acteurs -Thème de la révolte contre l’autorité « Malgré l’imprécision de sa définition, le cinéma expressionniste est toujours apparu comme cultivant les images fortes, violentes et expressives. Le livre de Lotte Eisner, l’écran démoniaque amena la caractérisation abusive de tout le cinéma allemand muet comme expressionniste. Mais on alla ensuite bien plus loin et il y eut des critiques pour déclarer expressionniste le film noir hollywoodien des années 1940. Inversement, chez les défenseurs du classicisme, l’expressionnisme devint une catégorie fourre-tout où l’on rangea tout ce que faisait une grande place à l’expressivité de l’image. Au total, le mot est plus évocateur que rigoureux et son usage critique à fortiori théorique est difficile ».

II. Contexte et Notions Héritées de la Guerre

La fin de la Première Guerre mondiale provoqua la chute du pouvoir en place en Allemagne. La république de Weimar des sociaux démocrates fut créée et une véritable vague d’effervescence intellectuelle émergea mettant à jour le cataclysme subit par le pays à la suite de l’effondrement de toutes ses valeurs et conceptions. Le pays se réorganisa, recouvrant la liberté du choix mais la population souffrait de la faim et l’inflation ne faisait que s’accroître. On verra alors apparaître des films de plusieurs types : ceux qui s’occupaient de la vie sexuelle avec un net penchant pour les incursions pornographiques et ceux qui mettaient en scène un grand spectacle historique, l’aventure avec des décors monumentaux. Ces derniers se classaient au sommet de l’art. L’esprit allemand, secoué, chercha à reconsidérer les fondements de son être. C’est pourquoi les films des années 1920 à 1924 sont caractérisés par un long monologue intérieur se nourrissant des cinq nations héritées de la guerre : la tyrannie, le destin, le chaos, le dilemme intérieur et la rébellion. -La tyrannie est apparente dans Nosferatu mais aussi dans Le cabinet du Docteur Caligari, de manière différente. Ces films montrent les crimes et les souffrances que celle-ci infligeait. Leur imagination était peut-être excitée par la peur du bolchévisme et peut-être une prédiction, anticipant les pratiques et les tortures mises en place sous l’Allemagne nazie. -Le destin : l’imagination s’interrogeait sur ce qui se passerait en cas de rejet de la tyrannie. Les cinéastes décrivent un monde de chaos sans même défendre les causes de la liberté. -Le chaos : certains films comme Genuine de Robert Wiene mettent en évidence le flot de désirs et d’impulsions dans ce monde chaotique. On parlera de « films d’instincts ». Ils traitent en général des couches inférieures cupides et jalouses, de cette société délabrée, de la population possédée par son instinct mais incapable de le réaliser. Leur sort est lié au destin et s’oppose à la tyrannie du système. -Le dilemme intérieur : tandis que les films gouvernés par l’instinct, empreints de la tyrannie et du chaos étaient prospères, on vit apparaître des films manifestant le désir de trouver une issue à ce dilemme. Le film Ein Glas Wasser de Ludwig Berger montre le refuge spirituel recherchée par le peuple. Ce cinéma fut caractérisé d’ « envolée romantique », en référence au caractère échappatoire de ses sujets. -La rébellion : Quelques films essaieront de surmonter ce dilemme intérieur, plaidant le retour de l’attitude autoritaire, le préférant au chaos.

Ein Glas Wasser
Ein Glas Wasser de Ludwig Berger

III. Création de l’Expressionnisme Allemand

Au commencement de la Première Guerre mondiale, le public allemand découvre sur les écrans des films français et américains. Les Allemands développent dès lors le film de propagande, l’industrie cinématographique se développe aussi pour contrer les productions étrangères. Le nombre de sociétés de production augmente avant de se condenser pour en créer de plus grosses comme la UFA. Après guerre, la UFA se diversifie et produit des feuilletons, des films de sexualité éducative, sur la prostitution, l’homosexualité et des films historiques. De petites sociétés indépendantes apparaissent et certaines seront récupérés par la UFA comme la Decla qui produira notamment Le cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene en 1919. Le film découle du scénario de Carl Mayer et Hans Janowitz. Robert Wiene voulait réaliser un film stylisé. Ils ont donc fait appel à trois décorateurs : Warm, Reimann et Rohrig. Tous trois utilisèrent le style expressionniste et déformèrent les décors. Les acteurs ont dû adapter leur style de jeu aux décors. Dès 1907, on rencontre des acteurs de théâtre expressionniste. Cette période correspond aussi à la période freudienne. Le cinéma expressionniste a puisé ses bases dans ce théâtre avec l’importance de l’éclairage, des ombres portées, des décors difformes, l’expression des sensations évoquant souvent la révolte et le maquillage. Les films allemands commencèrent à s’exporter à partir des années 1920. Les publics new-yorkais, parisiens et londoniens sont fascinés par ces réalisations étonnantes. Le cabinet du Docteur Caligari se révélera être le modèle de tous les films d’après guerre. Certains critiques parleront de « première tentative signifiante d’expression d’un esprit créatif par les moyens du cinéma ». On le pensa émergé tout droit de l’Âme allemande au sortir de la guerre, tantôt macabre, tantôt sinistre; une Âme torturée par la guerre. L’expressionnisme allemand était né. Il existe deux conceptions historiques de l’expressionnisme, et par là même deux périodes qui diffèrent quelque peu en fonction des films considérés. Certains limitent l’expressionnisme à la période allant de 1913 à 1933, au sein de l’Allemagne, recouvrant ainsi la plus grande partie du cinéma allemand du début du siècle. L’arrivée du régime nazi interdira toutes manifestations de cette esthétique révolutionnaire, jugée alors décadente et mettra fin à cette période faste du cinéma allemand.

L'étudiant de Prague
L’étudiant de Prague de Stellan Rye et Paul Wegener

L’étudiant de Prague réalisé par Stellan Rye et Paul Wegener, également acteur, marque le commencement de l’expressionnisme sur les écrans, celui ci se voit plus apparenté à la tradition du romantisme noir qu’à l’esthétique picturale d’avant-garde des années 1910. L’année 1933 en marque la fin avec le film Testament du Docteur Mabuse de Fritz Lang. « L’expressionnisme se voit alors étendu à ce que Lotte Eisner appela : l’écran démoniaque; et qu’Henri Langlois nommera finalement : le caligarisme ». Les critiques qualifièrent, pendant longtemps, d’expressionnistes tous les films allemands des années 1920 à l’exception des films comiques et des films à visée réaliste de la Nouvelle objectivité. Bien que né dans le même contexte historique, le Caligarisme ne met pas en avant un décor déformé mais plutôt stylisé, il prône une écriture minutieuse et, comme les films expressionnistes, un tournage en studio. Le caligarisme, bien que très ressemblant à l’expressionnisme, ne s’y conforme pas véritablement et constitue ainsi un petit espace au sein de ce vaste ensemble. Certains limitent l’expressionnisme, si l’on s’en tient aux critères fondamentaux qui caractérisent le courant sur une période allant de 1920 à 1924, du film De l’aube à minuit de Karl Heinz Martin jusqu’au film de Paul Leni : Le cabinet des figures de cire. Toutefois même en ajoutant des films comme Le cabinet du Docteur Caligari ou Nosferatu, l’ensemble n’est pas suffisant pour constituer ce que l’on appelle un mouvement.

Le cabinet des figures de cire
Le cabinet des figures de cire de Paul Leni

IV. Caligari de Robert Wiene

L’expressionnisme devient populaire après la Première Guerre mondiale et touchera le cinéma avec Le cabinet du Docteur Caligari en 1919 de Robert Wiene. Le scénario dénonce la toute puissance de l’Etat, il a été écrit par Carl Mayer et Hans Janowitz. Les décors ont été réalisés par trois peintres : Walter Reimann, Walter Röhrig et Hermann Warm, tous trois influencés par le courant expressionniste réalisèrent des décors distordus et déformés. Les règles de la perspective sont abolies, on retrouve une opposition entre les ombres et les lumières, des lignes brisées, de violentes taches noires et blanches. Béla Balasz dit que Caligari est « l’expressionnisme achevé à l’état pur ».


Le cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene

« Le cabinet du Docteur Caligari a créé de nouveaux rapports entre le cinéma et les arts graphiques, entre l’acteur et le décor, l’image et le récit ». Les intellectuels qui juste là ignoraient le cinéma se mirent dès lors à découvrir le septième art. Le cinéma allemand grâce à ce film fut reconnu internationalement et put ainsi conquérir un marché dont les portes étaient fermées suite à la Première Guerre mondiale. L’arrivée des nazis en Allemagne et l’émigration de nombreux cinéastes allemands font qu’il est difficile de connaître la genèse de Caligari. Le contenu narratif du film retrace les expériences personnelles et les origines culturelles des auteurs, Janowitz et Mayer.

Carl Mayer
Carl Mayer

Janowitz passa ses premières années à Prague et entama une carrière d’écrivain et d’acteur qui lui permit de rencontrer des expressionnistes et d’écrire dans la revue expressionniste de Max Brod, Arbradia, avant que la guerre ne commence. Il participa à la guerre en tant que capitaine dans l’armée autrichienne, la mort de son frère lui fera détester les armes et le poussa du côté des insurgés pendant la révolution allemande. Il rencontra Carl Mayer pendant une permission en 1918, Mayer était un jeune scénariste, exempté de service militaire suite à des problèmes de santé. « La maîtresse de Mayer, Gilda Langer, qui inspira le personnage de Jane dans Caligari, suggéra que les deux hommes travaillassent ensemble. » « Janowitz estimera que sa contribution à la conception du scénario présentait un quadruple aspect : -l’atmosphère de mystère inspirée des souvenirs de la ville de son enfance, Prague -l’impression de menace qui caractérisait déjà sa pièce Prager Fastnachtsspiel -le traumatisme causé par un incident bizarre impliquant le meurtre d’une jeune fille auquel il avait assisté à Hambourg en 1913 -et ce qui compte le plus aux yeux de Janowitz, la méfiance pathologique à l’égard du pouvoir autoritaire d’une Etat inhumain devenu fou instillée par cinq années et demi de service militaire. »

Le cabinet du Docteur Caligari
Le cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene

Mayer et Janowitz assistèrent un jour à un spectacle de foire dans un parc d’attractions de la Kantstrasse à Berlin, dont le clou était un Monsieur Muscle hypnotisé qui inspira l’intrigue de Caligari. Le nom du personnage principal, « Caligari » vient du nom d’un officier cité dans une lettre de Stendhal. Ils mirent six semaines, pendant l’hiver 1918-1919 pour écrire le scénario. Erich Pommer, directeur de production de la société Decla-Bioscop, acheta le scénario 4000 marks, se réservant le droit de faire des modifications. Le tournage débuta quatre mois après, le projet fut retirer des mains de Fritz Lang pour qu’il se consacra à son serial : Les Araignées. Robert Wiene hérita alors du projet. Meinert confia le scénario à Warm à la fin de l’automne 1919. Warm, le décorateur, rencontra pour la première fois Robert Wiene, le réalisateur. Warm fut impressionné par l’atmosphère étrange du script et pensa au fil de sa lecture que « les images du film devaient être éloignées de la réalité et revêtir un style graphique fantastique ». Warm discuta du scénario avec ses collaborateurs Reimann et Röhrig. Suite à cet entretien Warm dit : « Reimann, dont les peintures reprenaient la technique des artistes expressifs, finit par me convaincre que le thème appelait un style de décor, de costumes, de jeu d’acteurs et de réalisation expressionnistes. » Les premières peintures ébauchées furent approuvées par Wiene immédiatement et avec un peu de réflexions par Meinert, voulant que le style du film ait l’air le plus délirants possible, ce qui garantissait un succès de sensation pour le film. Il fallut moins de deux semaines pour construire les décors et réunir les costumes et les accessoires. Le tournage se déroula de décembre 1919 à fin janvier 1920.

Hermann Warm
Hermann Warm

La comparaison du scénario original et du film achevé permette de voir l’apport de Robert Wiene contrairement à ce que prétendait Janowitz en disant que son scénario « ne pouvait pas être amélioré ». Wiene suivit fréquemment les instructions détaillées des scénaristes mais le film s’en écarte parfois de façon notable, ces modifications ne peuvent être mise qu’à son crédit comme certains changements imposés par le tournage en studio afin d’obtenir un aspect « expressionniste ». Les décors n’excèdent pas six mètres de large et de profondeur, ce qui excluait les caravanes de bohémiens, la course-poursuite en attelage de chevaux ou la charrette de Caligari que Mayer et Janowitz avaient inclus dans le scénario. Wiene réduisit les décors du champ de foire à une toile peinte. Wiene et ses décorateurs renoncèrent à tout ce qui rappelait technologie moderne car incompatible avec le décor fantastique. Le film qui devait se dérouler au début du XXe siècle, une fois achevé, ne donne aucune indication de temps trop précise. La dramaturgie du scénario a elle aussi été modifiée avec la suppression d’interstices superflus ou de scènes de liaison inutiles. Toutefois « les deux moments clés du film ( le réveil de Cesare et l’enlèvement de Janet ) suivent en revanche à la lettre les instructions des auteurs ». « Pourtant, la réalisation va bien au-delà des descriptions écrites, et elle doit beaucoup à l’interprétation extraordinairement passionnante, à de savantes dispositions et surtout à une parfaite collaboration entre Wiene, les décorateurs et les acteurs. » « Le jeu de Veidt domine », il nous captive. Krauss et Veidt composèrent ensemble un style de jeu d’acteurs expressionniste en harmonie avec les décors. Les acteurs utilisèrent un maquillage différent. Les autres interprétations sont également influencées par le théâtre expressionniste avec des gestes saccadés, des visages tourmentés et une certaine symétrie et un synchronisme dans les mouvements.

Conrad Veidt
Conrad Veidt

Caligari puisait son inspiration plus dans le théâtre que dans les racines esthétiques et philosophiques des arts plastiques expressionnistes. On assista dans les mois qui précédèrent Caligari à une floraison de productions théâtrales expressionnistes. Les décorateurs de Caligari ont étudié ces pièces pour parvenir à définir le style « expressionniste » de leurs décors. On vit dans Le cabinet du Docteur Caligari « une authentique manifestation de l’expressionnisme, une extension essentielle de cet art à un nouveau moyen d’expression ». Caligari est une œuvre authentiquement expressionniste. Le cabinet du Docteur Caligari engendra les plus spectaculaires films d’horreur que connu le cinéma. Ils envahirent les écrans allemands pendant toute une décennie jusqu’à l’arrivée du parlant. Ces films expressionnistes, fantastiques ou d’horreur avaient sur le public un étrange pouvoir de fascination. Les personnages de ces films attirent encore aujourd’hui les cinéphiles. « Des créatures comme le Golem, Nosferatu, le Docteur Mabuse, Orlac, Jack l’Eventreur, Ivan le Terrible, Méphisto, Rotwang, le savant et la femme-robot Maria sont devenues des icônes de l’imagination populaire. « Leurs costumes et leur langage corporel, leurs regardes implacables et leurs ombres menaçantes sont revenus hanter d’innombrables films, mais elles ont également inspiré des créateurs et des modes, et leurs histoires ont servi d’archétypes, de base à plusieurs mythologies du grand écran ».

Robert Wiene
Robert Wiene

Le cinéma expressionniste « a trouvé en Caligari son symbole, avec ses décors tordus, ses fausses perspectives, ses ombres dépravées, le jeu outrancier de ses acteurs, son message politique aussi. On parle de « caligarisme » car ce film a entrainé plusieurs films reprenant le même principe avec Genuine et Rasholnikoff de Wienne ou Le cabinet des figures de cire de Paul Leni.

V. Caligarisme

Le cabinet du Docteur Caligari, réalisé juste après la guerre, eut un immense retentissement au sein des critiques européennes. Il fut associé au mouvement expressionniste allemand mais certains critiques préfèrent désigner son effet et son influence par le terme plus limité de « caligarisme » dans lequel on retrouve une accentuation du graphisme, un jeu sur le déséquilibre de l’image et des mimiques outrées des acteurs. Plusieurs films sont réalisés à la suite du Cabinet du Docteur Caligari. Ce genre de films se développe car il est économiquement rentable. L’industrie du cinéma allemande compris l’importance des décors et de nombreux dessinateurs, décorateurs apparurent avec outre les trois de Caligari, Andrei Andrejew, Otto Erdmann, Emil Hasler, Otto Hunte, Erich Kettelhut, Hans Poelzig, Walter Schulze-Mittendorff, Ernst Stern etc… travaillant avec les grands cinéastes : Fritz Lang, Friedrich Wilhelm Murnau, Georg Wilhelm Pabst, Paul Leni etc…

Paul Leni
Paul Leni

« L’art muet allemand, un mélange unique d’expressionnisme, de romantisme noir, de clair-obscur à la Max Reinhardt, de métaphysique, est peut-être au point de vue esthétique le cinéma le plus abouti des années 1920, parce que les décorateurs et le réalisateurs d’alors, intimement unis dans un même processus de création, ont compris que les « films doivent être des dessins doués de vie » comme le dit Hermann Warm. » Ce genre influencera des réalisateurs plus tard comme David Lynch ou Tim Burton… Plusieurs acteurs comme Jack Nicholson, Jim Carrey et Johnny Depp se sont fortement inspirés du jeu des acteurs muets. Le duo Burton/Depp cultivera la culture des films d’horreur des années 1920 jusqu’aux années 1960. Warm disait que « l’image de cinéma doit devenir graphisme ». Les caractéristiques esthétiques du genre seront : une stylisation extrême, des gravures animées, une importance de la mise en scène, des décors importants, un jeu d’acteurs saccadé et mécanique, une hétérogénéité créant un objet homogène, une ambiguïté sur le rapport entre le fond et la forme, un rejet du réalisme exprimé par l’exagération et un attrait pour le fantastique.

Emil Jannings
Emil Jannings

L’expressionnisme prend fin pour des raisons économiques. A la fin de l’inflation, les films étrangers reviennent sur les écrans. De nombreux expressionnistes partirent à l’étranger comme Murnau, Leni, Conrad Veidt, Emil Jannings ou Karl Freund. Afin de faire de la concurrence, les studios décidèrent de changer le style de films. Le style expressionnisme aura une influence sur le cinéma de la fin des années 1920 et des années 1930, sur le film noir et sur le film d’épouvante.

VI. Autres Formes d’Expressionisme

Le cinéma allemand perpétue l’art expressionniste jusqu’au début des années 1930 à travers les dessins et les décors des « Filmarchitekte », plus discrets que le caligarisme. Le nazisme mettra fin à l’expressionnisme, cet art prendra une nouvelle forme en Europe et aux Etats-Unis où émigrèrent de nombreux cinéastes, décorateurs et opérateurs. Peu après une autre forme de cinéma expressionniste fit son apparition avec Nosferatu et Faust de Murnau, Les trois lumières, Dr Mabuse, Les Nibelungen et Metropolis de Lang, Le trésor et Loulou de Pabst et L’Ange bleu de Sternberg. Cette forme, à la fois plus fine et plus complexe, « laisse son empreinte sur les décors, la lumière et les ombres, les acteurs, le scénario ». Elle « offre une synthèse entre ce courant d’avant-garde et les peintures romantiques de Friedrich et Füssli, la littérature fantastique de Goethe, Chamisso, Novalis, Hoffman, le clair-obscur de Max Reinhardt, la psychologie allemande, volontiers morbides son attirance vers les fondements même de l’être. » Lotte Eisner parle « d’écran démoniaque » plutôt que d’expressionnisme.

Friedrich Wilhelm Murnau
Friedrich Wilhelm Murnau

Une troisième forme émerge au milieu des années 1920. « De même que la peinture expressionniste a enfanté un courant abstrait très puissant, incarné notamment par Kandinsky, le cinéma allemand est touché à son tour, quelques années après le caligarisme, par l’abstraction formelle. » On retrouve dans ce courant Walther Ruttman, Hans Richter et le suédois Viking Eggeling.

VII. Inspirations et Influences

Les films expressionnistes ne sont pas coupés du monde contemporain. Les problèmes sociaux ou ethniques des années 1920 se retrouvent dans les films fantastiques de l’époque. L’Europe s’est rapidement industrialisée pendant le XIXe siècle et de nombreux bouleversements en découlèrent et « trouvèrent un écho dans la littérature et les arts » avec le contraste entre la ville et la campagne, les changements dans les rapports entre l’homme et la nature, le nature fut présenté comme dangereuse, étrange, une source d’horreur. La Première Guerre mondiale et la dévastation engendrée coïncide avec l’arrivée de nouvelles technologies mais aussi avec l’exode rurale et une nouvelle expansion industrielle. Au XIXe siècle on retrouve de nombreux contes fantastiques où la nature se vengeait de ceux qui la pillaient mettant en scène des créatures mi-humain mi-être surnaturel. Ces monstres, créatures, esprits malveillants venant de la mauvaise conscience des gens, resurgirent à travers les personnages de ce cinéma expressionniste. Les films expressionnistes montraient les craintes concernant la cohabitation de « l’homme moderne » avec la nature. Comme la littérature fantastique du XIXe siècle, les thèmes gothiques et romantiques dominent le cinéma allemand des années 1920. « [Les films] s’inscrivent dans une stratégie de défense, de déni psychique ou d’oubli traumatique, où l’élément d’étrangeté a pour but de préserver une ambivalence, vouloir savoir et ne pas vouloir savoir, en vue de garder intact le corps de celui qui perçoit, espérant s’assurer le contrôle de son manque contrôle… » Les films reflètent les peurs et les incertitudes de cette Allemagne d’après-guerre. Les Allemands ont perdu leur dignité avec la défaite et l’inflation qui suivit les priva de leur travail et et de leurs économies. A l’écran la peur de l’humiliation s’est « déguisé » en son contraire, le désir de réussite économique.

1. Les influences de la peinture expressionniste

La peinture expressionniste est un mouvement inspiré par les peintres Eduard Munch ( Norvégien ), Paul Ensor ( Flamand ) et les écrivains tels que Nietzsche et Isben. On peut distinguer deux groupes, le groupe « Die Brücke » à Dresde de 1905 à 1913 et le groupe « Der blaue Reiter » ( le cavalier bleu ) à Munich de 1909 à 1912. Même s’il existe des différences entre les deux groupes, toutes deux s’éloignent de la reproduction fidèle du réel et s’attachent aux émotions de l’homme et ses visions subjectives du monde. Les décorateurs des premiers films expressionnistes comme César Klein ont tous été formés par la peinture.

César Klein
César Klein

Le courant expressionniste s’inspirant des horreurs de la guerre montrera des formes torturées. Le cinéma empreint d’une esthétique violente et tourmentée s’inspirera de cette conception artistique et profitera de cet élan de créativité dans une Allemagne déchirée et révoltée.

2. Les influences de la littérature fantastique

Les pièces de théÂtre de George Klaiser, Reinhard Jorge ont marqué le début du siècle en s’opposant au naturalisme. Le théâtre expressionniste met l’homme face à ses émotions, ses contradictions et le plonge dans une angoisse face à une société pervertie. La société devenant urbaine et se détournait de la nature. Le cinéma allemand associera l’inspiration expressionniste aux thèmes classiques de la littérature fantastique et au roman gothique avec des auteurs tel que Bram Stoker, Chamisso et Edgard Poe. Il fait aussi appel aux légendes des germaniques et juives comme dans Golem de Paul Wegener qui narre l’histoire d’un monstre d’argile semant la mort et la destruction, Les Nibelungen de Fritz Lang ou Faust de Murnau.

Le Golem
Le Golem de Paul Wegener

3. L’influence de Max Reinhardt

Le cinéma allemand est très influencé par le théâtre et des metteurs en scène comme Léopold Jessner et Max Reinhardt. La majorité des grands acteurs de cinéma viennent de la troupe de Reinhardt comme Emil Jannings et Werner Krauss. Sur une petite scène, les Kammerspiele, Max Reinhardt développa un jeu particulier avec des acteurs, basé sur l’intériorisation et travailla avec des effets de lumière. Ce théâtre influencera fortement le cinéma expressionniste malgré la rupture apparente entre les deux. Il lui inspira sa stylisation de la mise en scène de studio, l’interprétation dépouillée.

Max Reinhardt
Max Reinhardt

A partir de 1919, Max Reinhardt dirigea les Grosses Schauspielhaus, une immense scène. Il continua à utiliser la lumière comme décor principal. Avec les clair-obscur, les jeux de lumière concentrés sur le jeu des acteurs, Max Reinhardt influencera de nombreux cinéastes comme Robert Wiene, Friedrich Wilhelm Murnau ou Fritz Lang.

VIII. Le Regard et le Voyeurisme

« Dans les films expressionnistes, les rapports de force s’expriment souvent par le biais du regard. Reste à savoir qui contrôle le champ de vision, qui regarde sans être vu, qui peut immobiliser l’autre d’un simple regard. » Dans Docteur Mabuse, le joueur, le regard de Mabuse « fait songer à un masque totémique destiné à terrifier ceux qui le voient ». Mabuse se déguise parfois pour se fondre dans la foule, « d’autrefois on est confronté à une sorte de Méduse, notamment dans les scènes où Mabuse, alias Docteur Weltmann, fixe Von Wenh du regard à la table de jeu et l’hypnotise. » Dans Docteur Mabuse, « l’image est un miroir sans tain », elle « absorbe » le regard de l’autre. Mabuse traite du pouvoir central de vision. Le spectateur assiste à un film dans le film, Mabuse joue le rôle du Docteur Weltmann, hypnotiseur et forain qui met en scène des images. Dans Le testament du Docteur Mabuse, l’arrivée du parlant permet à Lang de donner une dimension sociale en montrant que la voix « se prête à la manipulation de la présence ». Un faux Docteur Mabuse donne des instructions à travers des hauts parleurs, le fait qu’il soit invisible le rend encore plus intimidant.

Docteur Mabuse, le joueur
Docteur Mabuse, le joueur de Fritz Lang

Dans Le diabolique Docteur Mabuse, « c’est tout un arsenal d’écrans de télévisions, de moniteurs vidéo, et d’autres engins de surveillance encore plus diaboliques installés à l’hôtel Luxon, site hérité de la terreur nazie par la guerre froide, qui permet à Lang d’évoquer l’idée d’un monde miroir où la vue n’est pas seulement le sens le plus facile à tromper, mais aussi le plus facile à séduire ». Les technologies de l’image sont cependant aveugles. Pour Lang « l’œil de la surveillance qui voit tout ne voit finalement rien du tout. »

La rue
La Rue de Karl Grune

Karl Grune dans La Rue en 1923 reprend cette même obsession en jouant sur la dialectique du voyeurisme coupable et de l’exhibitionnisme réprimé. Un homme, dominé par sa femme, est attiré vers le monde extérieur par les ombres projetées des lumières de la ville sur le plafond de sa chambre. Il s’y en échappe et tombe dans « les griffes » d’une prostituée dont le souteneur l’accuse d’un faux crime. Libéré, il réintègre, désabusé, le domicile conjugal qu’il trouvait étouffant. On retrouve les thèmes de la tentation, de la déchéance morale, la grande partie du drame se joue à travers les métaphores de la vue avec un plan sur la prostituée clignant de l’œil, un enseigne d’opticien qui s’allume soudainement « comme pour se moquer de la curiosité du héros », une petite fille guide un vieillard aveugle tout en se donnant en spectacle pour attirer la police sur les lieux du crime. Le spectateur voit la prostituée se transformait en tête de mort quand un homme de la campagne exhibe un gros portefeuille, le héros lui regardant la caméra ne la voit pas. Dans La Rue, le hors-champs devient l’endroit d’une source de puissance qui échappe au contrôle des protagonistes. L’intrigue de plusieurs films fantastiques s’articule autour du point de vue indirect et du pouvoir de l’espace hors-champs. « La Rue et Mabuse montrent que, dans les films expressionnistes allemands, il y a toujours plus d’yeux que de personnages. » La vue, « le plus trompeur des indices de vérité » peut être remise en question par l’espace hors-champs. Le champs de vision tend à conduire à la paranoïa.

IX. Le Statut du Réalisateur

Le statut social du réalisateur, comparé à celui de « l’artiste » dans d’autres domaines culturels est un enjeu du cinéma expressionniste. Des réalisateurs comme Wiene, Lang, Leni ou Murnau se sentaient sous-évalués, leurs films peuvent se lire « comme des manifestes de leur propre politique culturelle : les hommes de spectacles, les monstres sacrés et les Docteurs bizarres sont à cet égard les maîtres et les sorciers du nouvel art magique, dont nul ne sait s’il prendra le chemin de la magie noire ou de la magie blanche ». Les cinéastes sont des enchanteurs bénéficiant d’une « fabuleuse » technologie. Ils sont toutefois « intrépides et méfiants à l’égard des forces qu’ils ont invoquées. » Le cinéma expressionniste est rempli d’auto-référence, ils ont « vampirisé » les autres arts mais « ont également appris à séduire le public, mi-triomphants face à leur nouvelle puissance de manipulation et mi-inquiets devant ses conséquences sociales ».

Fritz Lang
Fritz Lang

X. Le Narrateur

Le narrateur trouve dans le cinéma expressionniste une place plus importante que d’habitude. Les maîtres qui racontent l’histoire sont « à la fois omnipotents et peu fiables », on retrouve la « mystérieuse » figure de Scapinelli dans L’Etudiant de Prague, le forain de Caligari ou le montreur d’ombre du Montreur d’ombres auxquels on peut ajouter « les tireurs de ficelles de marionnettes humaines » tel que Mabuse, Nosferatu, Tartuffe ou la figure de « La Mort » dans Les trois lumières.

Les Trois Lumières
Les Trois Lumières de Fritz Lang

Dans Nosferatu, on retrouve plusieurs narrateurs, le spectateur au lieu de se sentir menacer par le pouvoir tyrannique de Nosferatu se sent en réalité menacé par l’absence de « voix de la vérité » qui découle de la multiplication de narrateurs non dignes de confiance. Le spectateur se sent menacé par ce manque de contrôle. Le procédé qui permet d’introduire ces nouvelles incertitudes est sans doute aussi le trait narratif le plus remarquable des films de Weimar : le récit emboîté ou encadré. Le mot « cadre » pourrait suggérer une manière de contenir les excès mais dans la réalité son utilisation n’a fait que compliquer les choses.

Nosferatu
Nosferatu de Friedrich W. Murnau

Le procédé d’encadrement de Caligari est l’exemple le plus connu de ce type de complication au point de devenir un « nœud » de l’histoire du cinéma. « La narration de Caligari est « encadrée » par un autre récit qui tient lieu de motivation, de commentaire et par conséquent d’interprétation des événements ». Mais la narration est retournée à la fin, la mise en abîme nie la variable vrai ou faux de ce qu’on l’on vient de voir. On doute de la fiabilité des narrateurs mais aussi de leur santé mentale. On doute du Docteur et de ses intentions sur le dernier plan frontale fait sur lui. Le procédé d’encadrement des films allemands « tient lieu de leurre ou de piège destiné à pousser un ou plusieurs personnages à se trahir ou à révéler un secret ».

XI. La Nature

Les expressionnistes voulaient se détacher de la nature et s’efforcer de dégager « l’expression la plus expressive » d’un objet. « Les jardins déchiquetés de Caligari […], exubérants de Metropolis sont des lieux inquiétants où tout peut arriver ». Dans Les Nibelungen, un arbre se change en tête de mort, les paysages sont dominés par la brume, « l’énigmatique » clair-obscur, le Walhala, symbole de l’effrayante solitude, est envahi d’une grisaille où règnent des héros réfractaires et des dieux ennemis. » Walther Ruttmann illustre le cauchemar prémonitoire de Kriemhild par une colombe attaquée par deux aigles.

Les Nibelungen
Les Nibelungen de Fritz Lang

« La nature participe au drame ». Les vagues montrent l’approche de Nosferatu sur les paysages sombres avec des nuages déchirés qui annoncent la tempête. La grande ombre du surnaturel plane.

Faust
Faust de Friedrich W. Murnau

Dans Faust de Murnau, la caméra survole forêts, lacs, rivières et montagnes. Dans les airs avec Méphisto, Faust rencontre un vol d’oiseaux décharnés? Dans L’Aurore, le lac est envahi par un brouillard persistant, devenant l’endroit idéal pour noyer sa femme.

L'Aurore
L’Aurore de Friedrich W. Murnau

« Cette nature hostile, avec ces clairs-obscurs, ces créatures monstrueuses, ces courbes, ces lignes qui filent en biais, porte en elle une signification nettement métaphysique et typiquement germanique où l’on retrouve l’influence du romantisme. Les décors de différents films expressionnistes comme Faust ou Nibelungen sont imprégnés de théories expressionnistes, des écrits de Goethe, des images de Caspar David Friedrich : sentiment d’effroi et du sublime suscité par une nature rebelle. »

XII. Les Intérieurs

Dans Caligari, les trois décorateurs inventent un univers discordant où ombres et lumières s’opposent avec des lignes brisées, où la géométrie et la perspective sont « définitivement rompues ». « Des courbes inattendues provoquent une réaction psychique d’un autre ordre que des lignes au tracé harmonieux. » Les murs penchés, les angles saillants, les sols escarpés créaient de la terreur et de l’inquiétude. L’éclairage crée « des profondeurs sans fond », rend les surfaces irrationnelles, exagère les creux des ombres et les jets de la lumière.

Le dernier des hommes
Le Dernier des Hommes de Friedrich W. Murnau

« Intérieurs noirs, troués de rayons lumineux, lignes brisées, fenêtres dilatées, ou au contraire planchers rectilignes, perspective infinie, classicisme suspect et dérangeant : l’architecture expressionniste traduit symboliquement la mentalité tourmentée des personnages, leur état d’Âme ». « L’expressionnisme ne voit plus, il a des « visions ». Les bâtiments n’existent pas, seul existe la vision intérieure qu’ils provoquent » dira Kasimir Edschmid. Les objets ne sont rien en eux mêmes, c’est l’artiste qui en s’emparant d’eux permet la connaissance de leur véritable forme. « Il faut que tout demeure à l’état d’esquisse, vibre de tension immanente et que soient sauvegardées une effervescence et une excitation perpétuelles. » Cette stimmung, cette « vibration de l’âme » flotte autour des objets et des personnes. Elle est souvent créée par la lueur d’une lampe à pétrole, d’un chandelier ou d’un rayon de lumière qui traverse une fenêtre. La fumée des cigarettes se mêle à la lumière d’un lustre dans M le maudit. Dans Le dernier des hommes, on retrouve un intérieur suffocant avec les reflets d’objets brillants dans la vapeur sur les glaces des lavabos.

XIII. La Rue

« La rue est le lieu de toutes les tentations, de toutes les embûches, de tous les drames. » On retrouve dans la rue : des endroits déserts, des réverbères, la pluie sur l’asphalte, des fenêtres éclairées des maisons. Elle représente l’opposé de leur pauvre vie.

L'Ange Bleu
L’Ange Bleu de Joseph Von Sternberg

Cesare, de Caligari, rentre dans des rues obliques avec sa proie. Dans L’Ange bleu, le professeur Immanuel Rath devient un clown tragique en s’élançant dans de sombres ruelles. Dans Die Strase, le petit bourgeois quitte sa femme pour une prostituée en regardant la ville nocturne avec fascination. La ville et « son rythme inhumain » broient les individus, enfantent les dictateurs comme Mabuse. Méphisto étend sa cape sur le village pour y répandre la perte. Le Golem parcourt les rues tortueuses du ghetto, M le maudit traque les petites filles dans les rues.

XIV. L’Escalier

Léopold Jessner, metteur en scène de théâtre expressionniste, a joué un rôle important dans la symbolique des marches, au point que l’on a parlé de « Jessnertreppen ». Il utilise « les escaliers non seulement pour varier la disposition des groupes de personnages, mais aussi pour caractériser symboliquement les états d’Âme, pour exprimer visuellement l’exaltation ou la dépression, pour souligner la supériorité ou l’infériorité psychologique ou sociales des personnages. » « L’escalier représente le Werden ( le Devenir ) ». On peut facilement user du clair-obscur à cet endroit.

M le maudit
M le maudit de Fritz Lang

Les escaliers peuvent représenter la « tyrannie », dans Caligari les fonctionnaires sont au sommet, « la folie » avec des escaliers en colimaçon qui donnent une impression d’infini, « la rédemption », les pestiférés attendent Faust dans les escaliers, « la débauche sexuelle », le professeur Rath rejoint la loge de L’Ange bleu par des escaliers, « la mort », Gunther et Hagen descendent un escalier où gisent des victimes dans Nibelungen, « la justice », M le maudit est jeté en bas des escaliers pour être jugé par les malfrats, « la déchéance », dans Le Dernier des hommes, le portier descend travailler en sous-sol, signe de la chute sociale ou « l’holocauste », les ouvriers de Metropolis montent un escalier pour se jeter dans le feu, anticipant le futur.

XV. Le Corps Expressionnistes

Edschmidt, romancier allemand, disait que « l’homme expressionniste est à tel point l’être absolu, originel, il est capable de tant de grands sentiments directs qu’il semble « porter son coeur peint sur sa poitrine ». » Ses gestes sont brusques, il invente « des mouvements dépassant la réalité » ( Kurtz ), ses mouvements sont déformés. Le jeu des acteurs expressionnistes répond à la conception métaphysique des décors, ils défient la morale. Dans Metropolis, Rudolf Klein-Rogge « gesticule d’une façon saccadée, comme un pantin », Brigitte Helm a des mouvements brusques pour exprimer la douleur ou la frayeur de la vraie Maria. Les visages des ouvriers sont déformés, « privés d’expression naturelle ».

Metropolis
Metropolis de Fritz Lang

« La hantise du dédoublement, venu du romantisme, est constante ». Faust retrouve sa jeunesse en signant un pacte avec Méphisto, Kriemhild dans Nibelungen se change en monstre, Mabuse a de multiples visages lui permettant d’échapper à la police. M le maudit est schizophrène et ne peut contrôler son « démon intérieur ». Nietzsche disant que le « moi » était terrifiant. « Que m’importe mon ombre! Qu’elle me coure après! Je me sauve et je lui échappe. Mais lorsque j’ai regardé dans le miroir, j’ai poussé un cri et mon coeur s’est ébranlé : car ce n’est pas moi que j’ai vu, mais la face grimaçante d’un démon… »

XVI. Conclusion

On peut définir le courant expressionniste comme un cri de révolte contre les valeurs sociales établies qui s’oppose farouchement à tous les réalismes, sans pourtant exclure la figuration et la narration. Les principaux thèmes des films sont ceux du tyran, de l’homme déshumanisé ou encore du dédoublement. Le traitement figuratif qui leur est donné fait leur originalité.

Genuine
Genuine de Robert Wiene

Les décors se caractérisent par le chaos avec des formes torturées, des perspectives brisées, des lignes obliques niant l’espace géométrique. L’éclairage est « arbitraire » et vraiment inquiétant. L’image opère une forte accentuation du contraste entre noir et blanc. Les acteurs alternent des mouvements saccadés « cassant » la forme humaine pour les conformer au décor. Leur jeu est basé sur l’intériorisation. « C’est un visage hallucinant, le crÂne ouvert, qui annonce, dans Le Testament du Docteur Mabuse de Fritz Lang, une prochaine et prémonitoire destruction de l’univers. Nous somme en 1932. L’année suivante, l’expressionnisme agonise, ses représentants sont envoyés en camp de concentration, contraints à l’exil, chassés des écoles des beaux-arts. Leurs livres sont brûlés, leurs tableaux vendus aux enchères pour alimenter le parti nazi, ou exposés au mépris du public comme « art dégénéré ». La « fin du monde », prédite depuis longtemps par les poètes expressionnistes est en marche. »

TitCalimero

Source : *Le cinéma expressionniste allemand, éditions de La Martinière 2006 *Notes de cours de Boris Henry