Tous les matins du monde : du livre au film

Roman de Pascal Quignard

Film d’Alain Corneau

Le long-métrage a connu un énorme succès : plus de 2 millions de spectateurs dans les salles en France, 7 César (meilleurs film, réalisateur, actrice dans un second rôle pour Anne Brochet, musique, photographie, costumes, son) et le prix Louis-Delluc.

1. La place de la musique

La musique est évidemment le point de départ de cette histoire. Il est important de présenter plusieurs choses avant de s’attaquer sur ce point. Tout d’abord, M. de Ste-Colombe et Marin Marais ont réellement existé et étaient dans la vraie vie deux violistes du XVIIe siècle. Dans le long-métrage, c’est Jordi Savall qui a composé les morceaux et qui en a dirigé, comme « La Marche pour la cérémonie des trucs » de Jean-Baptiste Lully, ou tout simplement, les compositions des vrais Marais et Ste-Colombe.

M. de Sainte-Colombe (Jean-Pierre Marielle) est un joueur de viole. Il enseigne sa passion à ses deux filles, Madeleine (Anne Brochet) et Toinette (Carole Richert), mais aussi à un certain Marin Marais (incarné par Depardieu père et fils), personnage qui va bouleverser l’existence de cette famille brisée.

La musique est le moyen pour M. de Ste-Colombe de faire son deuil. En effet, dès le début, on sait que M. de Ste-Colombe est veuf. Le fait de porter tout le long de l’œuvre du noir reste un signe de ce deuil. En se concentrant sur sa musique, il rend hommage à son épouse décédée en lui composant une chanson (« Le Tombeau des Regrets »). Il croit d’ailleurs voir à plusieurs reprises le fantôme de Mme de Ste-Colombe. Leur « rencontre » puis la dernière disparition spirituelle de sa femme peut rappeler le mythe d’Orphée. M. de Ste-Colombe joue de la viole, tandis qu’Orphée se sert de sa lyre. Dans ce mythe, petit rappel : lors de leur mariage, un serpent mordit Eurydice. La dryade mourut et descendit au royaume des Enfers. Après avoir endormi grâce à sa musique le Cerbère, le chien à trois têtes qui garde l’entrée, Orphée approcha Hadès. Orphée réussit à récupérer Eurydice à condition qu’elle le suive et qu’il ne se retourne pas tant qu’ils ne seraient pas sur terre. Mais Orphée se retourne et Eurydice mourut à jamais. Dans « Tous les matins du monde », après avoir vu le fantôme de son épouse décédée, M. de Ste-Colombe se retourne, comme Orphée, et ne vit plus jamais son esprit. Enfin, M. de Ste-Colombe peut autant se concentrer sur sa musique grâce à sa religion : le jansénisme.

Pour Marin Marais, la musique lui permet de retrouver sa voix. En effet, comme l’auteur lui-même Pascal Quignard, Marais est traumatisé par sa mue. A cause de ce changement, Marais a dû quitter sa chorale. Cette mue entraine chez lui d’autres changements : Marais devient un adulte en quête de sexualité. La mue est représenté symboliquement à travers le mûrier.

La musique va en tout cas opposer les deux personnages principaux : M. de Ste-Colombe et Marin Marais. Marais veut devenir le disciple de Ste-Colombe, mais ce dernier va longtemps refuser car il a une certaine conception de la musique. La musique est pour lui un art à part. Ste-Colombe refuse même de jouer pour le roi Louis XIV, alors que Marin Marais veut tout faire pour accéder à la Cour. Alors que Ste-Colombe vit reculé et dans l’austérité, Marais veut surtout connaître le luxe. Ste-Colombe n’hésite pas à lui faire ce juste reproche (« vous faites de la musique, Monsieur, vous n’êtes pas musicien »). Il n’y a qu’à la fin, suite au suicide de Madeleine, où Marais comprend enfin l’importance profonde de la musique. Il joue enfin un morceau avec le cœur. Dans le long-métrage, on insiste encore plus sur ce sentiment et cette reconnaissance mutuelle quand Marais vieux voit à la Cour le fantôme souriant de Ste-Colombe.

2. Deux sœurs opposées

Il n’y a pas que Ste-Colombe et Marin Marais qui sont opposés, mais aussi les deux filles de Ste-Colombe : Madeleine et Toinette. Madeleine est le personnage grave, tandis que Toinette représente la légèreté. On voit d’abord voir cet aspect rien qu’à travers leur prénom. Madeleine rappelle évidemment la célèbre sainte pécheresse qui a suivi Jésus Christ jusqu’à ses derniers jours. La madeleine est aussi un hospice chrétien. Là encore, nous retrouvons une connotation fortement religieuse. D’ailleurs, le suicide de Madeleine a aussi une signification religieuse puisqu’il rappelle le suicide de Judas : après avoir trahi Jésus, Judas se pend. Madeleine, elle, a trahi dans un sens son père qui lui a fait comprendre de se méfier de Marin Marais. Marin Marais l’abandonne et finit à la Cour du roi grâce aux cours de son père mais aussi à ceux qu’elle lui a donnés en cachette, après une intercalation entre lui et Ste-Colombe. Madeleine se pend également avec les lacets offerts par Marais. La madeleine est aussi ce gâteau célèbre dans « A la recherche du temps perdu » de Marcel Proust, qui permet au narrateur de se souvenir de son enfance : c’est lié à la tristesse et à la nostalgie. Toinette est un prénom léger, avec le son en « ette », qui rappelle tout ce qui est petit. Toinette est aussi un personnage du « Malade imaginaire » de Molière, le roi de la comédie en France.

Puis, les deux jeunes filles prennent un destin complètement différent : Madeleine sera abandonnée par Marin Marais, elle accouchera d’un enfant mort-né. Elle finira par se suicider. Toinette, elle, finit mariée (dans le livre, on nous dit qu’elle a cinq enfants) et ne semble pas aussi tourmentée que son aînée.

Enfin, les deux filles ont un caractère différent, caractère montré aussi grâce au physique. Madeleine est brune, pâle, tout comme ses habits, et obéit à son père. Elle semble souvent triste, à l’image de Ste-Colombe, toujours vêtu de noir, pas remis du décès de sa femme. Elle est aussi très maigre. Toinette, elle, est une rouquine au caractère incendiaire aux formes généreuses. Ses vêtements ont toujours un couleur flamboyante. Elle n’hésite pas à séduire Marin Marais (dans le film, elle le drague, dans le livre, les deux couchent ensemble). Elle est également rebelle : par exemple, petite, elle se met dans une colère folle pour pouvoir jouer de la viole comme sa grande sœur. Son père lui fabriquera d’ailleurs une petite viole. Elle rappelle sa mère : pour une morte, elle semble vivante. Ste-Colombe, qui est pourtant en vie, semble au fond déjà mort.

3. Marin Marais : un point de vue différent entre le livre et le film

Le film semble donner plus d’humanité à Marin Marais. A travers ce point de vue, Corneau s’est permis de faire une des seules infidélités au roman. En effet, le roman est raconté par un narrateur inconnu, à la troisième personne. Dans le film, l’histoire est racontée du point de vue de Marais vieux, à la première personne, qui fait le point sur sa vie. Du coup, on peut voir beaucoup plus de distance dans le roman, et on ne sait pas toujours ce que pensent les personnages. Dans le film, cela permet à Marin Marais de regretter encore plus ses actes. La célèbre phrase du film « Tous les matins du monde sont sans retour » sonne complètement différemment en changeant de point de vue. Cette citation se situe après le suicide de Madeleine. Comment reprendre la vie comme elle était avant ? Est-ce vraiment possible ? Il y a dans cette phrase de l’amertume. Après tous ces évènements tragiques, cette phrase sort de la bouche de Marin Marrais comme un aveu et un signe de regret et de culpabilité dans le film, ce qui est bien plus fort dans le livre. Dans le livre, cela semble être un simple constat de la vie.

Ce procédé de narration engage aussi un autre procédé, non présent dans l’oeuvre de Quignard : le flashback. En effet, le roman débute sur la vie de Ste-Colombe après le décès de son épouse. La narration est linéaire. Le film, lui, commence sur Marin Marais à la Cour, dépassé et vieux. Le générique filme en gros plan le visage empâté de Gérard Depardieu. Après avoir raconté sa jeunesse, le film se termine sur le vieux Marin Marais qui, pendant qu’il joue, voit le fantôme de Ste-Colombe.

Tinalakiller