Les Tueurs d’Hemingway : Deux versions cinématographiques

Les Tueurs

I. Les Tueurs de Robert Siodmak (1946)

1. La fidélité à la nouvelle d’Hemingway

Le film est clairement divisé en deux parties. Ainsi, la scène d’ouverture qui constitue une sorte d’analepse semble très fidèle à la nouvelle écrite par Hemingway. La scène d’ouverture est d’ailleurs le seul matériel adapté à l’écran, puisque tout le reste du film a été inventé à partir de la nouvelle mais ne se trouve pas dans le texte d’origine. La majeur différence que l’on peut noter entre la nouvelle et la scène d’ouverture réside dans la manière dont le meurtre du Suédois est traité. Dans la nouvelle, le meurtre a bien lieu mais aucune ligne ne raconte le meurtre. Dans le film, Siodmak montre le meurtre en multipliant les effets de style (jeu de lumière, ombres). Le personnage de Nick Adams, plus âgé dans le film que dans la nouvelle, est moins présent dans le film que dans la nouvelle. Le lieu où se passe l’action est également différent. La description que Hemingway fait des tueurs ne peut pas être retrouvée dans le film. En effet, alors que l’auteur américain insiste sur la dualité des tueurs, Siodmak en fait deux personnages bien distincts l’un de l’autre.

Bien que le film semble plus noir que la nouvelle, Siodmak a conservé la plupart du texte d’origine, ce qui permet à la scène d’ouverture d’être très représentative de la nouvelle.

Il est difficile de parler d’autres changements puisque la majorité du film n’est pas l’adaptation de la nouvelle d’Hemingway mais un prolongement qui s’efforce de recréer l’histoire du Suédois. Nous allons voir comment le genre choisi (le film noir) par Siodmak a influencé le cours de l’histoire de ce personnage. Pourtant, il est intéressant de noter que Siodmak a su exploiter les éléments du texte pour coller au mieux à l’esprit de la nouvelle. Alors que l’on sait que Ole (le Suédois) est boxeur de profession, le réalisateur d’origine allemande n’a pas hésité à exploiter cet élément pour exprimer le fatalisme inhérent à l’histoire. Ainsi, Siodmak filme une scène de combat de boxe que le Suédois perd, ce qui dans un sens, annonce sa chute inévitable.

2. Un film noir

Visuellement, le spectateur est immédiatement confronté au film noir. Réalisateur allemand, Siodmak s’est servi de son influence de l’expressionnisme Allemand pour réaliser Les Tueurs. C’est pour cette raison que le jeu sur les ombres et la lumière (utilisation du clair-obscur) est si important dans le film.

Comme dans de nombreux films noirs (Assurance sur la mort de Billy Wilder), l’enquête est mené par un inspecteur pour l’assurance. Il est donc possible que le genre est influencé le choix du personnage menant l’enquête. Après tout, un autre personnage aurait pu enquêter.

Le personnage de Kitty interprété par Ava Gardner est une femme fatale, typique du film noir. La femme fatale est un personnage sensuel qui sait se servir de ses charmes pour attraper dans ses filets un homme. Séductrice, elle est aussi manipulatrice et castratrice. Comme Kitty dans le film, la femme fatale scelle souvent le destin du héros.

II. A bout portant de Don Siegel (1964)

1. Un film des années 1960

D’abord destiné à la télévision, A bout portant est finalement sorti au cinéma à cause de sa violence. C’est d’ailleurs cette même violence qui est la caractéristique principale du film.

Réalisé presque 20 ans après la version de Siodmak, il est légitime de se demander si A bout portant n’a pas été plus influencé par le film de 1946 que la nouvelle d’Hemingway. En effet, le film réutilise les codes du film noir et les fait évoluer. Ainsi, la femme fatale, bien que moins fatale que dans Les Tueurs, est toujours présente.

A bout portant conserve l’aspect fataliste présent dans la nouvelle et l’étend jusqu’à obtenir un sentiment de nihilisme. En effet, dans le film, Johnny se moque de mourir parce qu’il dit être déjà mort. Ce sentiment est relativement présent dans les films de la même période qui déboucheront sur l’avènement du Nouvel Hollywood à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Le contexte politique a changé et en 1964, ce n’est plus la Guerre Froide qui est au centre de tous les intérêts mais plutôt l’assassinat du président Kennedy en 1963. Ainsi, et sans doute pour coller mieux à l’esprit du temps, le héros n’est plus boxeur mais pilote de course.

2. La fidélité à la nouvelle d’Hemingway

La nouvelle d’Hemingway semble avoir disparu dans la version de Siegel. En effet, le personnage de Nick Adams est complètement absent, les prénoms ont été changés, et surtout le meurtre n’a pas du tout lieu dans les mêmes conditions. Alors que le meurtre n’est pas décrit dans la nouvelle, Don Siegel a filmé le meurtre en plein jour, et en plein cœur d’un centre pour aveugles, ce qui est assez paradoxal dans le sens où les personnes assistant au meurtre de Johnny n’ont pas à proprement dit, vu le crime.

L’excès de violence caractéristique du film n’est pas présent dans la nouvelle. La scène d’ouverture a été considérablement modifiée et n’a pas lieu dans un restaurant mais dans un établissement pour aveugles.

Même s’il ne reste au final que peu de choses de la nouvelle d’Hemingway, il est intéressant de noter que Don Siegel a choisi de s’intéresser au point de vue des tueurs. Comme l’indique le titre de la nouvelle, les tueurs sont les héros de la nouvelle. En faisant des tueurs les enquêteurs, Don Siegel redonnent à ces personnages leur place. Il est intéressant de voir comment les tueurs habitués à tuer des personnes se posent des questions sur cet homme qui se savait condamné et qui n’a rien fait pour éviter cette mort aussi violente qu’inévitable.

Conclusion :

Robert Siodmak et Don Siegel ont opté pour une structure en flash-backs, permettant de remonter dans l’histoire du personnage principal afin de comprendre ce qui a pu le mener à accepter et attendre sa mort. Les deux réalisateurs ont opté pour une structure similaire alors que l’on aurait pu facilement imaginé un film menant au meurtre et non pas partant de cet événement. Dans les deux cas, le choix de cette structure en flash-backs permet de se rapprocher de l’esprit de la nouvelle écrite par Hemingway. En effet, la nouvelle insiste sur le fatalisme de la situation du Suédois. En choisissant de partir du meurtre, l’aspect fatal dans le sens du fatum est conservé, puisque l’évènement est établi, et que la majorité du film va s’employer à comprendre ce qui a pu mener à cela.

Bien qu’ayant opté pour des genres différents, Siodmak comme Siegel ont choisi de créer un personnage féminin responsable du destin du Suédois (dans la version de Siodmak)/Johnny (dans la version de Siegel).

Siodmak et Siegel ont décidé de conserver l’aspect athlétique du héros du film. Dans la première version, le Suédois reste boxeur comme dans la nouvelle et dans la version de 1964, il devient pilote de course, ce qui correspond mieux à l’air du temps. Dans les deux cas, les réalisateurs ont opté pour le contraste entre l’allure athlétique d’un homme et ses faiblesses sentimentales, et font de leur héros une sorte de colosse aux pieds d’argile.

Dans les deux films, les tueurs sont très différents de la nouvelle. Bien qu’ils fonctionnent en duo, les tueurs ont des personnalités bien distinctes. Cela semble d’ailleurs être davantage exploité dans la version de Siegel que celle de Siodmak.

Les époques et les genres choisis ont influencé la réalisation de ces adaptations. Ainsi, dans la version de Siodmak, l’on perçoit des références à la guerre froide, à cette atmosphère mystérieuse et dangereuse. Dans la version de Siegel, la violence éclate en plein jour et aux yeux de tous, comme l’indique l’un des premiers plans du film montrant deux enfants aveugles se bagarrer. Les deux films apparaissent donc comme des réécritures de la nouvelle de Hemingway.

La nouvelle d’Hemingway a été écrite en 1927 et correspond parfaitement à l’esprit de la Génération Perdue qui a vu le monde désenchanté. L’on retrouve dans le film de Don Siegel un peu le même esprit de cette jeunesse des années 1960 qui n’allait pas tarder à se rebeller contre un système et qui, pour une partie d’elle, allait être sacrifiée pendant la Guerre du Vietnam. Dans une moindre mesure, le film de Siodmak, réalisé juste après la Seconde Guerre Mondiale porte, dans son style, ce sentiment d’impuissance qui dominait alors.

Erin