L'Arche Russe

Fiche du film

Titre original : Rousski kovtcheg
Réalisation : Alexandre Sokourov
Scénario : Anatoli Nikiforov, Alexandre Sokourov
Acteurs principaux :
Sergueï Dontsov
Pays : Russie
Durée : 96 min
Année : 2002

 

Critique :

L’Arche Russe est un fantasme, un idéal. Le projet infiniment grand de l’historien de formation qu’est Sokourov. Si le cinéma n’est à ses yeux qu’un bien faible compromis artistique, c’est au moyen de ce dernier que le réalisateur russe entame sa déambulation mondaine à travers l’Histoire. Mais cette histoire c’est avant tout de la sienne. L’Arche Russe n’est pas un récital partisan mais bien le legs d’un artiste au spectateur, celui d’un amoureux de la culture russe mais plus encore de la culture européenne comme en témoigne sa filmographie.
L’Arche Russe est un trésor que l’on contemple mais que l’on peut vivre aussi. Ce plan séquence numérique qui avait tant fait parler à Cannes, cette prouesse technique ayant demandé des mois de préparation pour réussir la seule tentative permise au musée de l’Ermitage, ces centaines d’acteurs et figurants et presque un demi millénaire d’histoire ; une ambition démesurée et dès lors les prémisses d’un échec annoncé. Mais l’essentiel est sans doute ailleurs.

Car Sokourov n’a paradoxalement jamais été un féru de technicité. Modeste peintre et musicien, il met à regret son art au service d’un projet bien plus grand. Une œuvre pour la présente Russie caractérisée par le vide propre à la modernité. Une nostalgie, un dépit. Par sa caméra le réalisateur fusionne ainsi avec le spectateur que nous sommes. Il est le guide, il est aussi cet inconnu à son tour guidé, avide de découvertes non sans un certain onirisme ambiant. Impossible dès lors de ne pas y déceler le plaisir de notre réalisateur, à la fois celui de faire découvrir et par là-même celui de redécouvrir la gloire d’antan avec sa part de lumière comme d’obscurité. Tableau animé, l’Arche Russe est la mise en image d’une âme dorénavant perdue.
Dès lors le plan séquence s’avère a priori être indispensable. Une errance, un voyage où le mouvement devient définitivement la seule empreinte du temps alors que les périodes s’entremêlent de manière aussi sublime que chaotique.
Comme tout fantasme c’est parce qu’il est inatteignable qu’il peut prétendre à une certaine beauté. Ce présent que nous laisse et nous confie Sokourov, c’est avant toute chose un geste remarquable de par sa portée culturelle comme universelle. Nous y verrons la mort et la trahison dissimulée de la guerre, nous devinerons aussi l’innocence et la grâce.

Pourtant le procédé reste terriblement imparfait. Techniquement on ne pourra pas s’empêcher de constater sinon de subir par moment une vanité du procédé cinématographique. Une errance certes mais un chemin parfois bien compliqué où notre caméra peine à convaincre. S’en suit alors une confusion des rôles. Qui suivre ? Qui écouter ? Que regarder ? A trop voyager on prend le risque aussi de se perdre et pire encore de perdre cette soif de culture pourtant visée. La beauté d’une descente d’escalier, un ultime bal costumé en 1913 atteignent une magnificence rare mais Sokourov ne parvient pas à insuffler sur la durée cette force vitale malgré une volonté de ressusciter le passé. Une œuvre à vocation atemporelle qui ironie du sort souffre de son procédé, de sa technique déjà datée.
Ces chuchotements, ces indiscrétions, cet amour pour l’art donnent pourtant vie à ces fantômes du passé. Mais alors que notre chemin se poursuit, alternant entre fascination et lassitude, le film dévoile un peu plus ses limites. Une fois encore l’attention pour les sons est flagrante chez Sokourov. Mais cette caméra entre voyeurisme et admiration tend à nous perdre inévitablement. Ce ludisme flagrant n’est pas si souvent partagé par ailleurs. Une main tendue qui paradoxalement se traduit ainsi par un isolement peu agréable pour le spectateur que nous sommes. Une expérience inédite, plus encore à sa sortie, mais ne parvenant pas à nous emporter de manière systématique, de sorte que ce plan séquence si nécessaire se condamne de lui-même à échouer. Si tous les détails sont susceptibles de capter notre regard et de nous emporter, ils peuvent également nous rebuter.
Et tandis que le Marquis de Custine incarne ce vif intérêt pour la Russie d’antan, notre narrateur/réalisateur/spectateur s’illustre par une certaine nonchalance propre à la modernité. Une indifférence qui sera mise à rude épreuve toutefois. Mais c’est là aussi que Sokourov se perd et nous perd une fois de plus. Les dialogues ne sont malheureusement pas si constructifs, du moins pas si souvent qu’on le souhaiterait. Satire et ironie ne suffisent plus. Idéal inachevé, mais une oeuvre pourtant si mémorable.

L’artiste veut revitaliser le monde, lui redonner ce souffle depuis le passé en assumant pleinement son rôle. Des fondations nécessaires pour la suite, pour que notre Histoire puisse continuer. L’Arche russe est alors de ces films qui se manquent mais qui se faisant atteignent une grâce certaine par leur seule proposition. Une culture salvatrice à la portée universelle afin de lutter contre notre éternelle tare, l’oublie. Alors que la fin du voyage approche nous nous agrippons, suivons le mouvement de ces êtres d’un autre temps, volons des mots en toute indiscrétion, tentons une dernière fois de nous accrocher à eux. Tel un enfant nous sommes pris par la main, notre réalisateur voudrait tant rester à contempler et écouter ces figures dans ce travail de reconstitution sans pareil. La caméra suit le mouvement puis se retourne, il faut en profiter jusqu’à la dernière seconde, avant que la Révolution ne sévisse et que menace de nouveau cette condamnation à l’errance.

Véritable traversée du passé et ses maux malgré l’apparente beauté de l’oeuvre, Sokourov propose une voie à suivre pour forger un futur qui pourra de nouveau être synonyme de poésie et de vie. L’arche n’est plus alors ce simple héritage, c’est l’Histoire devenue objet d’Histoire à son tour. Voué à errer sur les flots du déclin, c’est par une connaissance de l’Histoire que l’homme pourrait espérer de nouveau. Un sursaut de notre artiste quand l’avenir inspire la crainte ou pire encore, l’insignifiance.

Chaosmos

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