The House That Jack Built
Fiche du film
Réalisation : Lars von Trier
Scénario : Lars von Trier
Acteurs principaux :
Matt Dillon
Bruno Ganz
Uma Thurman
Siobhan Fallon Hogan
Sofie Gråbøl
Riley Keough
Sociétés de production Zentropa
Film i Väst
Pays : Danemark
Genre : Thriller
Durée : 155 minutes
Année : 2018
Critique :
Incarnation de la figure de l’artiste exilé, Lars Von Trier dans le sillage de son illustre référence Tarkosvi a voué bon nombre de ses films à imager l’impossibilité de l’homme à habiter un monde sensé être sien. Habiter le monde, poser son existence, se donner la possibilité d’un vivre stable, une hantise pour quelqu’un qui pourrait bien trouver ici la paix inespérée.
Mais lorsque le héros tarkosvkien est condamné à voyager en son for intérieur, Jack en est encore à la recherche de son moi existentiel. Ce moi matérialisé par le foyer, un moi ironiquement architecte mais incapable de bâtir le sien. La création est culte, divinisée, mais faut-il pouvoir y accéder. Se pose alors l’éternelle impossibilité du monde. La maison était déjà aussi anéantie que la mémoire dans Element of crime, mais elle était souillée également avec Dancer in the Dark et relève d’une simple cabane transitoire avant le trépas de Melancholia. Arrivait alors Nymphomaniac où notre héroïne vit le nulle part, fait l’expérience absolue de l’exil, hors du monde pour l’avoir trop vécu. Ne reste que l’immédiateté du feu destructeur ou l’errance et c’est bien sur cette seconde voie que nous découvrons Jack.
The House that Jack built fait alors office d’ultime tentative, non sans puiser librement une fois n’est pas coutume dans la philosophie de Kierkegaard et son Traité du désespoir. Avant sa première rencontre notre protagoniste serait bien ce philistin « vide de toute orientation spirituelle » et « sans imagination ». Une errance avant la rencontre ironiquement adamique, l’outil culturel du quotidien se substituant au fruit naturel défendu. Dès lors le dantesque originel de la création se met en place, l’humain comme l’acteur seront sacrifiés sur l’hôtel de l’art. Le saut qualitatif kierkegaardien pour une élévation du moi se fera par les profondeurs, LVT oblige. Ainsi Jack sera-t-il alors esthéticien, manieur d’ironie tandis qu’il se familiarisera avec ses penchants créateurs réfléchis à s’en prendre pour Dieu, à prendre les créatures de Dieu aussi. Un stade existentiel inédit dans l’œuvre du cinéaste au moyen d’une pensée dialoguée inévitable. Une apparente gratuité géniale à l’ironie savoureuse pas étrangère au Faust de Sokourov, élève affirmé de Tarkosvki d’ailleurs et consacrant lui aussi un pan entier de son cinéma à l’incapacité pour l’homme de vivre le monde sans le détruire ou bien le fuir (la Tétralogie du pouvoir).
L’ombre de Goethe enivre la beauté macabre affirmée dans un monde où la création serait synonyme de crime envers la société et ses dieux. C’est à ce prix que Jack serait enfin dit éthicien, dorénavant pleinement libre car responsable de ses œuvres, supplantant le bien et le mal sans jamais en méconnaître les valeurs. Il n’y a pas de caprice en art mais l’expression toujours plus libre de la pensée extériorisée uniquement. L’angoisse révélée face au fait accompli avant la fin, l’enfance retrouvée, l’œuvre achevée, ne restera alors que le sacrifice de soi, le don plus qu’un suicide par l’acte artistique. Les cercles de l’enfer de Dante seuls peuvent logiquement en finir. Jack a laissé la banalité et ses codes quand il ne l’a pas fusillé pour un autre foyer, l’espace du film lui-même. The House of Jack built dépasse alors le traité d’éthique artistique, il est une confession à l’émotion aussi grande que cette solitude imagée, une profession de foi, un témoignage.
Démonstration au naturalisme côtoyant la plastique d’un cinéma originel pour ne pas dire primitif, Lars Von Trier oscille avec virtuosité entre la sincérité d’une vie et la dissertation récitée. Mais le désespoir ne l’est jamais vraiment, notre artiste faisant preuve d’un recul ludique aussi complice qu’admirable. L’arbre de vie tarkovskien aliéné par Goethe et la Grande Histoire, la bêtise ironiquement genrée, LVT conspue les modèles pour mieux s’en servir. La norme est aussi problématique que nécessaire à l’artiste. La société n’est que mimesis, il faudrait singer l’agir faute de s’exprimer. Impossible pour Jack. L’ouvrage artistique semble ainsi indissociable d’un exil, traversant le monde comme autant de tableaux de vécus à maîtriser radicalement pour ne pas dire violemment à en transcender les codes et les mœurs. Habiter le monde se traduirait donc par une fatalité paradoxale, il faut embrasser celui-ci et le saisir dans ce qu’il a de plus normé jusqu’à s’en exclure. C’est une fois hors du monde des mortelsque l’on peut prétendre avoir le sien, s’exprimer après une délibération intérieure de sorte à s’assumer pleinement. Fonder son foyer, son oeuvre. De la même façon c’est par la connaissance de l’art que l’on peut espérer matérialiser son moi intérieur. En ce sens Tarkosvki a rarement été à la fois si glorifié et moqué qu’ici. La culture est une matière première au même titre que l’humain et sa chair, faite pour être tordue, broyée, fondement d’œuvres dantesques. De bois comme de pierres, isoler la construction était inutile, c’est bien dans la société et sa chambre froide que le foyer s’élève donc. Il est une cathédrale, un tombeau, un berceau. Dès lors il n’y a plus de raison de fuir comme Joe, ni de se résigner comme Justine. Jack est allé plus loin que quiconque dans la filmographie du cinéaste. Demeure ainsi la victoire de l’art et sa liberté, une soif de création mais aussi son prix, la tragédie originelle d’une vie d’artiste que de rivaliser avec Dieu et ses créatures, mais également la richesse d’une solitude affirmée.
Ainsi Lars Von Trier pose-t-il les fondements d’une topographie de l’intime pour mieux définir la dualité du foyer artistique : il est un abri mais également le lieu de l’accès, le lieu des possibles. Le tragique ultime de la chose éclate par le sublime, ce foyer est bien réalisé mais par définition inhabitable. Autrement dit Jack incarne l’obsession d’un éternel inachèvement, une insatisfaction continue, un chemin sans fin que seule la mort pourra interrompre de manière plus ou moins accidentelle. L’homme, ce petit monde de folie dit Faust. Mais une folie faite de mouvements. Un mouvement incarné par Jack, un mouvement aussi bien traduction de la pensée que traduit par le temps imagé : le cinéma. Nulle surprise à ce que la fin de l’un sonne celle de l’autre.
Chaosmos